La rétention des étrangers en situation irrégulière (2ème Partie)

(Rapport de la Cour des Comptes, 2ème partie)

II - Les résultats de la politique d’éloignement
La Cour avait recommandé un renforcement des mesures de lutte contre l’immigration irrégulière, préalable indispensable à l’amélioration des modalités d’accueil et d’intégration des immigrants. Elle relève les efforts récemment entrepris en matière de politique d’éloignement. Le nombre d’étrangers éloignés du territoire national est passé de 10 067 en 2002 à 19 841 en 2005. Ce résultat a été obtenu par l’augmentation des placements en rétention à la suite du renforcement très sensible des interpellations d’étrangers en situation irrégulière et des arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière (APRF). De surcroît, selon les statistiques de la DLPAJ, le taux de reconduite des étrangers retenus dans les CRA a été relevé de 38 % en 2002 à 68 % en 2005.

A - L’accroissement du nombre d’étrangers retenus
Le ministre a demandé aux préfets, dans une circulaire du 22 octobre 2003 puis de façon réitérée, d’intensifier les contrôles d'identité sur la voie publique en mobilisant toutes les possibilités ouvertes par l'ordonnance du 2 novembre 1945 et l'article 78-2 du code de procédure
pénale. Instruction leur a été donnée de prendre systématiquement des arrêtés de reconduite à la frontière (APRF) à l'encontre des personnes interpellées en situation irrégulière. Chaque préfet de département s’est vu assigner un nombre d’éloignements à effectuer dans l’année. De fait, le nombre des interpellations d’étrangers en situation irrégulière s’est élevé en métropole à 82 814 en 2005, en hausse de 67 % par rapport à 2002. Le total des mesures d’éloignement décidées a connu une progression de 50 %, atteignant le nombre de 73 705. Enfin, 29 257 étrangers ont été placés dans un centre de rétention, soit 16 % de plus qu’en 2002.

B - L’augmentation du nombre des reconduites
Elle est due à la forte augmentation, de 16 200 en 2002 à 24 124 en 2005, du nombre de dossiers transmis par les préfectures au bureau centralisateur de la DCPAF, le bureau de l’éloignement (« Burel »), mais aussi à la plus grande capacité de ce dernier à les traiter. Ainsi, le
pourcentage des mesures d’éloignement reçues par le bureau mais non exécutées a baissé de 39 % à 30 %. L’interruption de la procédure d’éloignement sur décision du juge administratif ou judiciaire n’a touché que 8,9 % des dossiers transmis en 2005 au lieu de 10,6 % en 2002. En particulier, la part des assignations à résidence154 est devenue marginale. Le doublement de la durée moyenne de rétention ainsi que différentes initiatives du ministère ont permis de faciliter la délivrance des laissez-passer consulaires qui n’ont pas été obtenus dans les délais dans 5,8 % des cas en 2005 au lieu de 7,9 % en 2002. L’échec des éloignements causé par la reconnaissance des demandes d’asile est devenu très rare du fait de la réduction du délai imposé pour les formuler. En outre, les motifs d’échec constatés par la DCPAF au moment de la mise en oeuvre matérielle des éloignements ont reculé. Les refus d’embarquer des étrangers n’ont empêché que 3,4 % des éloignements contre 6,4 % en 2002, notamment grâce au recours accru au transport aérien sous escorte. L’évolution est encore plus nette pour l’absence de moyens de transport qui n’a interrompu que 1,1 % des procédures d’éloignement dont le bureau de l’éloignement a été saisi au lieu de 4,2 % trois ans auparavant. Les centres de rétention administrative sont au carrefour d’un ensemble de procédures administratives et juridiques complexes qui mobilisent des moyens importants au sein des services de police et de gendarmerie, des préfectures, ainsi que des juridictions et des services consulaires. Le renforcement du dispositif administratif et policier mis en oeuvre a permis au ministère de l’intérieur de doubler le nombre de reconduites à la frontière sans remédier néanmoins aux dysfonctionnements observés en amont à divers stades de la procédure. En effet, si 68 % des personnes placées en rétention ont été éloignées du territoire national en 2005, le pourcentage n’est que de 27 % par rapport à l’ensemble des étrangers frappés d’une mesure d’éloignement et même de 17 % pour l’ensemble de ceux qui ont été interpellés en situation irrégulière. Les résultats de cette politique ne doivent donc pas être mesurés uniquement à travers le nombre de reconduites effectives mais aussi au regard des moyens mobilisés. Les décisions d’assignation à résidence n’ont empêché l’exécution que de 1,9 % des mesures d’éloignement en 2005 au lieu de 2,9 % trois ans auparavant. 155) La reconnaissance des demandes d’asile n’a interrompu en 2005 que 0,8 % prodécures d’éloignement transmise au Burel contre 2,0 % en 2002.

C - La mesure des résultats obtenus
Le dispositif de suivi statistique présente un certain nombre de lacunes et d’incohérences qui font douter de sa fiabilité et empêchent de mettre en perspective les moyens mis en oeuvre et les résultats obtenus en nombre d’étrangers effectivement éloignés du territoire national.

1 - La fiabilité du dispositif statistique de suivi
L’absence de résultats connus des APRF par voie postale (34 429 en 2005) est une première source de difficulté. Dans les statistiques, le nombre d’éloignements effectivement exécutés à la suite de tels arrêtés est quasiment nul. En conséquence, le taux d’exécution des mesures prononcées est très différent selon que l’on inclut ou pas les APRF par voie postale. Pourtant, la DLPAJ a constamment réaffirmé au cours des dernières années, notamment par voie d’instruction aux préfets, la nécessité de prendre systématiquement de tels arrêtés à l’encontre des étrangers auxquels était opposé un refus de titre de séjour, arguant qu’ils étaient exécutables sans délai en cas d’interpellation. De manière générale, le suivi des éloignements décidés et non exécutés est défectueux. Jusqu’en 2004, la DLPAJ a produit des statistiques annuelles pour l’ensemble des mesures décidées. Les décisions non exécutées étaient réparties par catégorie de mesures et par cause d’échec, mais l’analyse était succincte et approximative. Désormais, la DLPAJ n’assure plus le suivi systématique des causes de non aboutissement des mesures d’éloignement. Celui-ci est dévolu au bureau de l’éloignement qui n’est pourtant saisi que du tiers des dossiers. Les statistiques annuelles sont établies seulement pour les éloignements décidés et exécutés. Toutefois, le manque de cohérence de ces données conduit à douter de leur fiabilité. Par exemple, le nombre des éloignements n’ayant pas abouti en 2005 (53 856) ne correspond pas à la somme des mesures non transmises (49 581) et des mesures non exécutées par ce bureau (7 312). Enfin, des données partielles sur les diverses causes d’échec recensées sont centralisées par la DLPAJ. Classées en quelques rubriques peu homogènes et parfois redondantes, elles ne portaient en 2005 que sur 21 361 mesures représentant moins de la moitié des éloignements non exécutés dans l’année. Même en déduisant la totalité des APRF par voie postale, au moins sept mille cas d’échec restent inexpliqués.

2 - L’analyse insuffisante des difficultés rencontrées
La mesure des résultats obtenus en regard des moyens mis en oeuvre en amont de la rétention administrative est problématique. Les interpellations ont été doublées, mais moins d’une sur deux donne lieu à un APRF. Le ministère ne dispose pas d’analyses suffisantes de cette situation alors qu’un important dispositif policier et administratif est mobilisé par les quatre-vingts mille interpellations opérées annuellement. La référence à l’expiration du délai de garde à vue, susceptible d’empêcher d’instruire le dossier de l’étranger, reste imprécise et non évaluée. Les autres motifs cités ne sont pas de nature à justifier les pourcentages enregistrés. De même, les mesures d’éloignement se sont fortement accrues, mais moins de 40 % sont suivies d’un placement en rétention et ce taux s’est nettement dégradé de 2002 à 2005157. La seule explication invoquée est le manque de places dans les centres et locaux de rétention. Les statistiques de la DLPAJ évaluent à 7 461 le nombre d’étrangers libérés en 2005 pour ce motif. L’insuffisante capacité d’accueil des CRA n’apparaît pas néanmoins à la mesure du décalage observé qui a porté sur près de vingt mille personnes. Enfin, les causes et le taux de refus par le juge des libertés et de la détention des demandes de prolongation de la rétention ne sont plus
suivis. Le ministère n’est pas en mesure de produire le taux de remise en liberté des personnes retenues pour vice de procédure imputable aux services, qui est pourtant l’un des indicateurs inscrits dans le programme annuel de performances de la police nationale.

D - Le coût de la politique d’éloignement
L’absence d’évaluation véritable du coût global de la politique d’éloignement contraste avec la priorité absolue donnée par le ministère de l’intérieur à l’accroissement du nombre d’étrangers reconduits à la frontière à partir des centres de rétention. Le rapport entre le nombre d’interpellations d’étrangers en situation irrégulière et le nombre d’APRF pris sur interpellation est relativement stable : 46,0 % en 2001, 43,7 % en 2002 et 45,6 % en 2005. Le rapport entre le nombre d’éloignements décidés et le nombre de placements en rétention a baissé de 51,2 % en 2002 à 39,7 % en 2005.
Le coût de fonctionnement des centres de rétention n’est toujours pas établi avec précision. En outre, à ces charges de fonctionnement s’ajoute le coût des reconduites à la frontière qui ne fait l’objet d’aucun chiffrage comme l’a souligné la commission d’enquête sénatoriale sur l’immigration clandestine dans un rapport publié en avril 2006. La Cour avait déjà constaté en 2004 que la direction générale de la police nationale ne connaissait pas le montant réel des dépenses engagées au cours des années précédentes pour le fonctionnement des centres de rétention administrative gérés par ses services (DCSP et DCPAF) au moyen des crédits centralisés de l'article 27 « reconduites à la frontière » du chapitre 34-41. Les bilans financiers établis, à la demande de la juridiction, par la direction de l’administration de la police nationale (DAPN) étaient inexploitables à cause du caractère à la fois incomplet et hétérogène des données collectées auprès des préfectures. Ils n’intégraient pas les dépenses engagées par un certain nombre de centres importants. La nature des dépenses prises en compte était différente d'un CRA à l'autre. L’ensemble des frais de fonctionnement (alimentation, entretien courant des locaux, blanchisserie, frais d'interprétariat, frais consulaires) devant normalement relever du budget des centres au vu des instructions en vigueur n’était pas systématiquement intégré. Inversement, certaines dépenses relevant d’autres budgets étaient parfois comptabilisées, comme les dépenses médicales et d'hospitalisation, les frais d’usage des véhicules (carburant, péage) ou le coût de travaux d'aménagement. En conséquence, l’estimation par la DAPN d’un coût annuel de l’ordre d’1M€ pour l’ensemble des CRA de métropole et d’outremer ne pouvait être considérée comme significative et fiable. Selon les dernières informations transmises à la Cour, la DGPN évalue désormais à 6,658 M€ en 2004 et 8,091 M€ en 2005 la somme des dépenses de fonctionnement engagées dans les CRA placés sous sa responsabilité. D’un montant beaucoup plus élevé qu’antérieurement, ces estimations ne paraissent cependant toujours pas exhaustives. Ainsi, la comptabilisation des frais d’hébergement et de restauration (1,780 M€ en
2005) ou d’entretien des locaux (1,006 M€) reste partielle et variable d’un CRA à l’autre. Alors que les frais de transport sont normalement comptabilisés par ailleurs, certains sont néanmoins imputés au fonctionnement de quelques centres. Aucune dépense n’est enregistrée pour le CRA de Bordeaux. Au total, hormis ce dernier, le coût de la rétention aurait fluctué en 2005 de 0,56 € à 85,44 € par étranger et par jour. De tels écarts jettent le doute sur l’exactitude des derniers bilans financiers établis par le ministère. Outre le fonctionnement des CRA, la direction générale de la police nationale reconnaît qu’elle n’est pas encore en capacité de calculer le coût analytique global de l’éloignement d’un étranger en situation irrégulière, supporté par ses services. Celui-ci devrait résulter de l’analyse des dépenses engagées en fonctionnement et en investissement par l’ensemble des acteurs aux différentes étapes de la procédure. Il conviendrait de valoriser les dépenses de personnel engagées dans les centres (890 policiers en mai 2006), mais aussi, en amont de la rétention, dans les services de police (interpellations, gardes à vue, transferts) et les préfectures (378 agents en équivalent temps plein affectés à l’éloignement), comme en aval (transports des étrangers éventuellement sous escortes internationales). Les estimations sommaires transmises à la Cour (40 M€ en 2002, 76 M€ en 2004 et 100 M€ en 2005), résultats d’un premier effort d’analyse dans le cadre de la préparation du budget de 2007, portent en fait sur les éléments de coût de l’ensemble des actions de lutte contre l’immigration irrégulière, au-delà de la seule politique de l’éloignement. Ainsi, les dépenses de fonctionnement prises en compte (16,6 M€ en 2004, 21,0 M€ en 2005) concernent aussi les zones d’attente, particulièrement celle de Roissy (8,14 M€ en 2004, 9,27 M€ en 2005). Au titre des frais de personnel, elles recouvrent, sauf la police aéroportuaire, toutes les missions de la PAF, notamment les contrôles aux frontières extérieures, qu’il conviendrait de dissocier des missions strictement liées à la reconduite des étrangers à la frontière. En revanche, des services participant à cette dernière, autres que la police aux frontières ou la sécurité publique, ne sont pas pris en compte, comme ceux des préfectures départementales, de la préfecture de police de Paris ou des compagnies républicaines de sécurité. Hormis le nombre d’éloignements réalisés dans l’année, le ministère de l’intérieur n’a pas été en mesure en 2006 de produire les deux autres indicateurs retenus dans le projet annuel de performances de la police nationale en application de la loi organique sur les lois de finances (LOLF). Tel a été le cas en effet non seulement, comme déjà mentionné, de l’indicateur n°3 sur le taux de remise en liberté des personnes placées en rétention administrative, mais aussi de l’indicateur n°1 « coût moyen d’une rétention en CRA police », dont la portée est pourtant limitée puisqu’il ne prend en compte que les heures de fonctionnaires consacrées à la garde des étrangers retenus (y compris leur présentation devant les autorités administratives, judiciaires et consulaires), les frais inhérents aux escortes internationales, le coût des moyens de transport mis en oeuvre et les frais de fonctionnement des CRA. La Cour note que le ministère s’est engagé à produire cet indicateur en 2007 grâce à la mise en oeuvre de la main courante informatisée au sein de la PAF et à la généralisation du logiciel ELOI dédié à la gestion des CRA.

CONCLUSION ET RECOMMANDATIONS

La relance de la politique d’éloignement du territoire des étrangers en situation irrégulière, partie intégrante d’une politique globale d’immigration a été engagée avant même que l’adaptation nécessaire des capacités des centres de rétention ne soit assurée. De même la mise aux normes de l’aménagement des CRA a été tardive. Le respect de l’exercice des droits des étrangers retenus reste incomplet. A l’avenir, un contrôle plus rigoureux devrait être exercé sur les conditions de séjour des étrangers notamment dans les locaux de rétention administrative dont l’usage n’est pas aujourd’hui suffisamment encadré. Le doublement du nombre de reconduites à la frontière a été obtenu au prix d’un accroissement important des moyens mobilisés pour le fonctionnement des centres, mais aussi dans les préfectures et dans les services de police et de gendarmerie, sans que l’ensemble des dysfonctionnements existant en amont de la rétention ait été corrigé. Il conviendrait d’avoir une mesure plus précise de l’efficacité de l’action publique à chaque stade de la procédure. A cet égard, le ministère de l’intérieur devrait se doter d’un véritable outil d’analyse des difficultés rencontrées. Enfin, il doit progresser dans l’évaluation du coût global de cette politique qui paraît avoir été négligée jusqu’à présent. A cet égard, il lui faut se mettre rapidement en conformité avec le projet annuel de performance de la police nationale.

Aucun commentaire: