Arenc, inhumaine antichambre du départ




Le Monde Diplomatique, 1999, Novembre, p.25






(Centre de rétention d'Arenc, Marseille)

RACHID M. a vingt-huit ans, il est algérien. Dans la pièce aveugle qui sert de parloir, à l’intérieur des locaux du centre de rétention d’Arenc, sur le port de Marseille, il évoque son histoire. Arrivé en France il y a dix-huit ans, il est interpellé en juin 1998 pour tentative de vol. Sans papiers, il est condamné à onze mois de prison pour séjour irrégulier. Et la préfecture décide de le reconduire dans son pays. Il se retrouve aujourd’hui dans l’antichambre de l’expulsion, après avoir purgé sa peine aux Baumettes. Rachid est atteint du sida, ce qui n’a pas empêché son transfert, sans que personne ne se soucie de la rupture de soins qui en découle : les établissements pénitentiaires ne prévoient pas de prise en charge du traitement au-delà de l’incarcération.

Des cas comme celui-ci ne sont pas rares. C’est ce qui ressort de la lecture du rapport (1) rendu public par la Cimade, seule association en France habilitée à pénétrer dans les centres de rétention (2). Son objectif : la prise en compte humaine des personnes que l’on renvoie. Grâce à l’intervention de son personnel, qui s’efforce, souvent dans l’urgence, de mettre un terme aux situations les plus critiques, Rachid M. sera finalement libéré. Mais d’autres n’auront pas eu cette chance : sur les 1 752 personnes passées à Arenc en 1998, 1 492 ont été expulsées.

« Depuis quelques années, l’efficacité à Arenc est à son maximum, précise le rapport : 80 % de reconduite avec un temps de présence au centre de plus en plus court, en moyenne cette année de 2,84 jours. C’est une machine qui tourne, reste à voir qui passe dans ses rouages. » C’est cette situation qu’ont voulu dénoncer les rédacteurs, qui en appellent à l’opinion publique autant qu’à l’administration, les expulsions étant exécutées en application de lois votées au nom du peuple français. « La situation au centre d’Arenc est indigne d’un Etat de droit, résume M. Hervé Gouyer, un permanent de l’association. On rétablit dans notre pays des pratiques d’un autre âge : celles du bannissement et du déni de justice. Maintenant que ce rapport est publié, plus personne ne pourra dire qu’il ne savait pas dans quelles conditions, souvent inhumaines, se déroulent les expulsions. »

A huis clos
CELA commence par les conditions de rétention. Des passerelles de l’autoroute du Littoral qui longent le Port autonome de Marseille, on aperçoit, quai d’Arenc, cet entrepôt désaffecté : le hangar A3. Dans sa partie supérieure, grillages et barbelés rappellent la présence policière. Ce sont les locaux du centre de rétention, plaque tournante de l’expulsion vers le Maghreb. Les bateaux qui font la navette avec l’Afrique du Nord n’accostent qu’à quelques centaines de mètres. Ordre de la préfecture : aucun journaliste n’y pénètre. Mais rien n’interdit de rendre visite aux étrangers qui y séjournent, dans ce que la Cimade dénonce comme « des conditions inhumaines de confinement ».

Le témoignage recueilli au parloir d’Arenc confirme les descriptions mentionnées dans le rapport : trois pièces sans fenêtres pour un effectif pouvant atteindre vingt personnes, une seule cabine téléphonique (à carte !), régulièrement défectueuse, pour tout lien avec l’extérieur, des conditions sanitaires déplorables et l’absence de permanence médicale. « Le seul aménagement dont le centre a bénéficié l’an passé, une promenade extérieure grillagée de 30 mètres carrés, n’a jamais été utilisé, ironise M. Gouyer, sans doute pour éviter qu’elle ne devienne la risée des Marseillais, de par son aspect enclos de zoo. »

Pour les étrangers qui transitent par Arenc, la Cimade représente souvent le dernier espoir auquel se raccrocher : sans son intervention, difficile de faire jouer les ultimes recours permettant d’éviter l’expulsion.

Or, sur les 1 752 étrangers passés en 1998, dont trois quarts de Maghrébins, l’association n’en a vu que moins de 500. Les autres sont restés trop peu de temps pour bénéficier de ses services (ou n’ont pas souhaité la rencontrer). Les données d’ordre personnel présentées dans le rapport sont donc tirées de 492 entretiens. Elles révèlent des atteintes systématiques à la vie familiale, selon la définition de la Cour européenne des droits de l’homme. Un quart des personnes interrogées ont leur compagnon en France ; un étranger sur quatre y a un ou plusieurs enfants - la plupart de ceux-ci étant de nationalité française ; la durée moyenne de présence en France est de neuf ans. Autant de catégories d’étrangers normalement protégées contre l’expulsion. « Les familles déchirées, les vies brisées se comptent ici par centaines. Nous devons quotidiennement lutter contre un impératif élevé en dogme : il faut renvoyer les étrangers. »

Comment en est-on arrivé là ? Comment et pourquoi un étranger se retrouve-t-il arrêté et expulsé alors qu’il pourrait en théorie bénéficier des protections prévues par la loi ? Avant 1981, l’expulsion était une mesure de police, sans aucune procédure particulière et sans protection légale pour l’étranger. Depuis, toutefois, la politique d’immigration a été marquée par le transfert d’une partie des prérogatives administratives vers la justice. A présent, le ministère de l’intérieur n’est plus le seul à décider des expulsions. Et la France dispose d’une panoplie de possibilités, administratives et judiciaires, pour renvoyer un étranger dans « son » pays. « Les pouvoirs publics se cachent derrière l’impartialité des tribunaux et la séparation des pouvoirs pour expulser à tout-va. Pour nous, la multiplication des écarts par rapport à la loi aboutit à une véritable politique d’expatriation », dénonce la Cimade.

Les exemples de cette dérive ne manquent pas. A commencer par les interdictions du territoire français (ITF). En 1998, plus de 40 % des étrangers retenus à Arenc étaient victimes de la « double peine » (lire l’article ci-dessus). Le rapport de la Cimade met l’accent sur le manque de protection des personnes frappées par une telle décision : « La seule restriction apportée par la loi réside dans l’obligation, pour le juge, de motiver sa décision quand il envisage de prendre une ITF à l’encontre d’un étranger. Résultat : chaque juge décide à sa façon de l’opportunité d’interdire ou non le territoire à un étranger. On observe d’énormes écarts d’un tribunal à un autre, et d’un juge à l’autre. »

Le zèle avec lequel les étrangers sont expulsés après une décision de justice se transforme parfois en acharnement. En 1997, nombre d’entre eux ont été renvoyés vers l’Algérie sans être de nationalité algérienne. Reconduits en France après plusieurs semaines d’incarcération dans le commissariat central d’Alger, ils sont condamnés, à leur retour, pour infraction à une mesure d’éloignement ! Certains ont fait l’aller-retour plusieurs fois. Cette « triple peine », quand elle n’est pas quadruple ou quintuple, a touché une centaine de personnes passées par le centre de rétention marseillais en 1998, et l’année 1999 semble s’y poursuivre au même rythme.

Procédures d’urgence
MAIS les dérives dans l’interprétation des textes ne sont pas propres aux décisions de justice. L’administration aussi a la possibilité d’expulser un étranger sans se soucier de la situation personnelle de l’intéressé, grâce aux arrêtés ministériels d’expulsion (AME). En théorie, celui qui commet un délit mineur sanctionné par une peine de moins de cinq ans de prison est protégé contre l’expulsion. Mais il existe des dérogations à cette protection. Elles s’appliquent à ceux qui portent atteinte à la sûreté de l’Etat ou en cas de nécessité impérieuse de sécurité publique. Ces mesures visent en principe les espions, les trafiquants internationaux de drogue et les terroristes. En pratique, toutefois, « la plupart des 172 étrangers frappés d’AME en 1998, loin de mettre en péril la sécurité de l’Etat, avaient tout au plus commis un délit de droit commun. Cette pratique constitue un moyen supplémentaire pour l’administration d’élargir le principe de la double peine ».

Outre une partie des expulsions, l’administration gère également les mesures de reconduite à la frontière des étrangers en situation irrégulière. Pour ceux-là, l’interpellation est généralement synonyme d’expulsion. Mais, au-delà de ce constat, la Cimade dénonce « les procureurs qui considèrent que l’étranger doit payer, de plus, le prix de sa présence irrégulière en France par de la prison. Beaucoup d’étrangers arrivent à Arenc après deux mois à un an d’enfermement ».

Quand l’étranger arrive par un pays voisin signataire des accords de Schengen, il est reconduit à la frontière de ce pays. Les 176 personnes concernées en 1998, en majorité des Kurdes de Turquie ou d’Irak, ont tous été ainsi renvoyés. « Nous avons vu un Kurde hurlant au moment du départ d’Arenc, terrorisé à l’idée du retour en Turquie, se rappelle un membre de la Cimade. Personne n’avait pris la peine de lui expliquer qu’il repartait en fait vers l’Italie. »

Toutes les mesures de rétention qui viennent d’être évoquées sont théoriquement contrôlées par un juge délégué du tribunal de grande instance, suivant la procédure du « 35 bis ». Avant la « loi Debré » d’avril 1997, les étrangers ne pouvaient être maintenus en rétention plus de ving-quatre heures sans l’aval de ce magistrat. Aujourd’hui ce délai est passé à quarante-huit heures, ce qui permet d’organiser le départ d’un plus grand nombre d’étrangers avant même leur comparution devant le juge. En 1998, à Arenc, 34 % des étrangers n’ont pu bénéficier d’aucun contrôle de procédure avant l’exécution de la reconduite.

L’émiettement des responsabilités d’un bout à l’autre de la chaîne de reconduite et d’expulsion, assorti au jeu pervers des interprétations de la loi, a permis à l’Etat français de se doter d’un implacable appareil de refoulement.

En 1975, Me Sixte Ugolini, un jeune avocat marseillais, découvrait et dénonçait l’existence d’Arenc, cette prison clandestine (3) sur le port de Marseille : « C’est là qu’on enfermait en toute illégalité les étrangers dont la France voulait se débarrasser. » Aujourd’hui, le constat du bâtonnier du barreau de Marseille est accablant : « La France n’a fait que légaliser cette situation de non-droit, et, pour les étrangers, rien n’a changé. L’interprétation du droit qu’on leur applique reste le reflet de notre société et de la xénophobie qui la caractérise. »

Pedro Lima et Régis Sauder.Immigration, Justice, Prison, France

Pedro Lima
Journaliste scientifique, Marseille.

Régis Sauder
(1) Observatoire des reconduites à la frontière, « Arenc », Cimade-défense des étrangers reconduits, Paris, mai 1999.

(2) Le Comité intermouvements auprès des évacués, qui s’était occupé des centaines de milliers de personnes déplacées durant la seconde guerre mondiale, est devenu la Cimade, service oecuménique d’entraide. Contact : 04-91-90-78-51.

(3) Lire le courageux ouvrage du journaliste Alex Panzani, Une prison clandestine de la police française, La Découverte, Paris, 1975.

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